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Extrait -
Chapitre
4
[…]
À la plage, la mer était haute et commençait
à peine à sortir de la nuit, sa surface lisse
se confondant encore avec le ciel. Au large, au-delà
des feux intermittents des balises et des phares, un cargo
prenait le large, si haut que ses lumières semblaient
celle d’un immeuble à la dérive.
J’ai posé mon vélo contre un arbre et,
plus loin, me suis laissé tomber assis dans le sable.
Qu’étais-je venu faire ici ? Sans doute fuir
ce qu’était devenu ma vie, et regarder le soleil
se lever sur la mer pour me prouver que, malgré tout,
le monde continuait de tourner.
Quand on l’observe intensément, le jour est long
à se lever. Les étapes franchies sont imperceptibles,
les premières couleurs sortent de la pénombre
insensiblement, des nuances de plus en plus riches, mais par
touches infimes.
Alors que mes yeux enregistraient ce spectacle, mon esprit
feuilletait mon livre de souvenirs. Des images me revenaient,
toutes liées à mon père. Je le revoyais
sur la plage nord le jour où nous avons pris exactement
au même instant chacun un bar de plus d’un kilo
; la fois où, pour mes dix ans, il m’avait fait
sécher les cours pour passer une journée en
mer sur un bateau qu’il avait loué ; quand il
m’avait laissé conduire la voiture sur la neige
l’an dernier ; l’hiver de mes six ans durant lequel,
après que je lui eus avoué que je ne croyais
plus au père Noël, il m’avait demandé
de faire semblant encore une fois pour maman ; le soir, il
y a cinq ans déjà, où il m’avait
raconté son coup de foudre pour maman et comment il
avait passé trois jours et trois nuits au pied de son
immeuble avant qu’elle accepte de dîner avec lui
; cette après-midi ensoleillée sur l’île
de Ré, où il m’avait appris à faire
du vélo ; la soirée de pluie durant laquelle
il m’avait fait la morale parce que j’avais volé
des boîtes de craies de couleurs à l’école.
Je me souvenais encore de ses mots : « Il n’y
a qu’en étant honnête qu’on peut
vraiment être heureux. Crois-moi, on ne profite jamais
vraiment de ce qu’on a volé… »
Le sens intime de ces phrases m’a frappé de plein
fouet ce matin-là, leur double-sens aussi, alors que
de noire, la mer était cette fois devenue bleu-vert.
[…]
Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Thierry
Magnier
© Editions Thierry Magnier - toute reproduction interdite
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