NOUVELLES
VERTES
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Extrait -
EXTRAIT
de Longue vie à Monsieur Moustache
[…]
Franck s’était mis à haïr tout ce
qui l’entourait et qu’il aimait tant avant. Mata
Densa, cette forêt incroyablement dense, ses arbres
gigantesques, le vacarme des animaux, les fougères
géantes, les lianes, les hommes qui travaillaient sans
relâche, le bruit des tronçonneuses, l’odeur
du bois coupé, celui de la cendre chaude et humide,
la pluie, la chaleur, les insectes partout, les reptiles,
la rivière au lourd débit brun… Franck
s’était mis à haïr le monde entier
depuis qu’Alice était malade.
Il vivait comme en transe, écartelé entre son
corps et son esprit, ses pieds posés sur le sol brésilien
et ses pensées au plus près de son enfant chérie,
là-bas, dans cet hôpital parisien. Il ne dormait
plus, parcourait des kilomètres harassants à
travers la forêt primaire pour pouvoir téléphoner
à sa femme. Hier soir, les nouvelles avaient été
mauvaises. Alice réagissait mal à la chimio.
Les médecins n’étaient pas encourageants.
Franck avait passé trois jours à Paris un mois
plus tôt, une semaine après que le verdict des
médecins était tombé. Il avait trouvé
bonne mine à sa fille. Bon moral, aussi. À la
voir ainsi, il était impossible de se douter qu’elle
était rongée de l’intérieur par
la leucémie. D’ailleurs, Franck ne voulait pas
y croire. Ce n’était pas possible. Pas elle.
Pas sa fille. Pas Alice, sa merveille, son souci depuis seize
ans, son bonheur, sa fierté. Pas le cancer. Pas Alice.
« Il va falloir vous préparer au pire »
avait dit le professeur Le Gall à Nadine. Et cette
phrase répétée au téléphone
par la voix tremblante de sa femme vint frapper Franck au
cœur avec onze heures de retard. Il tomba à genoux,
épuisé, terrassé, et leva son visage
vers le ciel. Ses larmes se mêlèrent à
la pluie tiède. Les hommes les plus proches le regardèrent
avec stupéfaction. Qu’arrivait-il donc au patron
ces dernières semaines ? Était-il bien en train
de pleurer ?
Franck s’en voulait d’être reparti pour
l’Amazonie. Bien sûr qu’il ne pouvait laisser
les hommes seuls plus de quelques jours dans la forêt
! Évidemment que trop d’argent était en
jeu !… Mais sa place était auprès de sa
fille, pas à des milliers de kilomètres d’elle.
Et pourtant, rester aurait été une défaite,
une capitulation. Rester aurait été l’aveu
qu’effectivement, il se préparait au pire. Rester
aurait laissé se glisser entre lui, Nadine et Alice
l’ombre du mot qu’il se refusait même à
penser. Et pour repousser l’idée de cette mort
impensable, il avait dû mettre entre lui et son cœur
les milliers de kilomètres qui l’avaient ramené
ici, dans cette étroite vallée sans nom dont
ses hommes abattaient les arbres, pillaient le bois déjà
vendu à prix d’or en France.
[…]
Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Thierry
Magnier
© Editions Thierry Magnier - toute reproduction interdite
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