PREMIER
RÔLE
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Extrait -
Sur la petite tombe de Nino,
au-dessus de ses années de naissances et de mort gravées
dans le marbre, 1938 - 2021, il y a, comme elle en avait exprimé
la volonté, un portrait de Gene Tierney dans un cadre.
La sépulture ne manque jamais d’attirer l’attention
des visiteurs du cimetière. Certains, même, font
des selfies devant.
Nino s’était
très tôt identifiée à l’actrice,
peut-être parce qu’elle se prénommait Geneviève,
facile à diminuer en Gene... ? Elle me disait, montrant
une photo d’elle a 20 ans : Tu ne trouves pas que c’est
frappant, P’tit’Miss... ? Non, je ne trouvais
pas, mais me gardais bien de le lui dire. Nino était
jolie, à quatre-vingt-trois ans comme à vingt,
mais ronde, pour ne pas dire grosse, bien loin en tout cas
de la silhouette de Gene Tierney. Bien sûr elle était
brune, et quelque chose dans les pommettes, habilement souligné
par un maquillage très étudié, pouvait,
vaguement, évoquer la star hollywoodienne période
Le ciel peut attendre. Mais il fallait y mettre beaucoup
de bonne volonté. Ou d’amour. Nino allait même
jusqu’à trouver une ressemblance entre Bernard,
son second mari, et Rex Harrison, qui interprète le
fantôme dans L’aventure de Madame Muir,
le film de Mankiewicz. Là, je m’insurgeais ouvertement
car, comme Lucy Muir, j’étais tombée amoureuse
du fantôme du capitaine Gregg dès ma découverte
du film, à l’âge de sept ans.
J’ai été
élevée par Nino, mais aussi par Mankiewicz,
Scorcese, Akerman, Moretti, Ozu, Kazan, Truffaut, Lubitsch,
Boetticher, Campion, Ophüls, Forman, Hitchcock, Kawase,
Carné, Curtiz, Granier-Deferre, Rossellini et des dizaines
d’autres.
Pour sa crémation,
elle avait tout prévu, bien listé sur une feuille
de cahier à spirale que j’ai trouvée dans
le tiroir de sa table de chevet. Pas de fleurs, pas de discours,
surtout pas de curé (souligné en rouge) mais
de la musique et des extraits de films, dont elle avait certainement
passé des nuits à faire et défaire la
liste. Elle voulait que la cérémonie ressemble
à une soirée ciné-club.
Pour l’entrée,
le thème composé par Wojciech Kilar pour Le
Roi et l’oiseau, « notre » film d’animation,
à Nino et moi (elle m’a interdit les Disney toute
ma jeunesse), que j’ai vu des dizaines de fois (probablement
plus de cinquante) blottie contre elle dans le canapé
du salon, et pour la sortie, le Grand Choral de La
Nuit américaine, de Georges Delerue, son compositeur
préféré. Je me suis évanouie quand,
après les cordes, la trompette est entrée au
moment où le cercueil disparaissait derrière
la petite trappe pour être brûlé. Cet air,
c’est tout Nino. L’euphorie et le tragique en
même temps. Un débordement. Un déferlement.
Trop pour moi le jour des obsèques, auxquelles nous
étions une quinzaine à assister. Des voisines,
des anciennes patronnes de Nino, Mireille, Alain dans les
bras de qui je me suis retrouvée quand je suis tombée
dans les pommes, et ma mère, cette connasse.
Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Thierry
Magnier
© EditionsThierry Magnier - toute reproduction interdite
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